Là-bas, on paye l’eau avec de la poussière d’or, un quotidien surréaliste à El Dorado

En bref

• À El Dorado, l’or en poudre remplace les billets pour acheter des produits essentiels.

• L’économie locale dépend d’un orpaillage informel sous emprise mafieuse.

• Mercure, effondrements, extorsions : la ruée vers l’or vire au cauchemar.

• Un gramme d’or peut nécessiter 4 heures de travail familial et 1 tonne de sable.

Une économie informelle dans l’ombre des cartels

Situé en plein cœur de l’Arc Minier de l’Orénoque, le village d’El Dorado, dans le sud-est du Venezuela, fonctionne selon ses propres lois économiques. Ici, l’or en poudre fait office de moyen d’échange, qu’il s’agisse de se procurer de l’eau, des denrées alimentaires ou de l’essence. À la place des billets, des balances numériques s’activent dans chaque commerce.

Cette forme de troc moderne repose entièrement sur une activité d’extraction artisanale, menée dans un climat de violence et de précarité extrême. Les gisements alentours, théoriquement sous contrôle de l’État, sont exploités illégalement par des milliers de mineurs sous la surveillance d’organisations criminelles, parfois alliées à des guérillas ou à des factions armées indigènes.

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Extorsion, massacres et impôt mafieux

Depuis 2016, plus de 200 morts ont été recensés dans cette zone de non-droit. Les groupes armés imposent un prélèvement local surnommé le “vaccin”, perçu comme une taxe de protection. L’or devient ainsi une devise sous influence, nourrissant une économie parallèle où le sang est souvent plus abondant que le métal.

Dans les rues poussiéreuses d’El Dorado, les motos remplacent les voitures et le vacarme ne s’interrompt jamais. Sur les balances, 35 “grammes” d’or peuvent représenter 3 000 dollars, une somme énorme dans un pays ruiné par l’hyperinflation et la désintégration de son tissu institutionnel.

Survivre dans une ruée vers l’or sans fin

José Tobias Tranquini, mineur de 48 ans, ne compte plus les journées passées à creuser pour quelques centièmes de gramme. S’il n’a jamais mis la main sur une pépite conséquente, il poursuit l’espoir d’un “coup de chance”. Comme lui, des milliers d’orpailleurs vivent dans un cycle d’exploitation et d’espoir, dans une région où l’absence d’alternative économique enferme les habitants dans la mine.

Dans une petite épicerie du centre du village, Hilda Carrero, 73 ans, échange ses bonbonnes d’eau contre 0,003 gramme d’or l’équivalent d’un dollar et demi. “Certains jours, je ne vends pas une seule bouteille”, confie-t-elle. Chaque nouvelle découverte de filon redonne un peu d’élan à l’économie locale, mais ces périodes de “bullitas” sont brèves, instables et violentes.

Extraction artisanale et mercure toxique

À proximité de la rivière Cuyuni, des hangars improvisés traitent quotidiennement des tonnes de sable minéralisé. Le processus reste rudimentaire : les moteurs de voitures recyclés actionnent des moulins où la terre est lessivée, puis déposée sur des rampes en bronze recouvertes de mercure. Une fois amalgamées, les microparticules d’or sont extraites à la main, puis chauffées pour éliminer le mercure résiduel.

Le danger est permanent. Les vapeurs dégagées lors du brûlage contaminent l’air, les sols et les corps. L’un des exploitants confesse, cigarette à la main, que “le plus dangereux, c’est la fumée”.

Écocide silencieux dans l’Arc Minier

L’Arc Minier de l’Orénoque s’étend sur 112 000 km². En plus de l’or, on y trouve du coltan, des diamants, du fer ou encore de la bauxite. Mais cette richesse souterraine s’accompagne d’une destruction massive des écosystèmes, dénoncée par des ONG locales et internationales.

La présence de mercure, les effondrements récurrents des galeries illégales et l’absence totale de réglementation environnementale font de cette région l’un des points noirs mondiaux de la catastrophe écologique invisible.

Selon notre expert : Pendant que les banques centrales accumulent l’or, certains le troquent pour un bidon d’eau. L’envers brutal de la médaille est ici.

Une frontière oubliée à la croisée des tensions géopolitiques

El Dorado est aussi un point stratégique disputé. En bordure de la rivière Cuyuni, non loin du territoire d’Essequibo revendiqué par Caracas mais administré par le Guyana, le village cristallise également des tensions diplomatiques anciennes.

Fondé en 1895 comme poste militaire pour contrer une incursion britannique, El Dorado conserve une dimension symbolique. Les anciens du village racontent qu’à la saison des pluies, de minuscules éclats d’or affleuraient dans la boue, comme si le mythe de la cité dorée prenait vie dans ce décor délabré.

Or, misère et silence

À El Dorado, l’or ne fait pas rêver : il remplit les assiettes, achète l’eau potable, paie la sécurité… et enterre les espoirs. Tandis que le reste du monde s'interroge sur les mouvements du cours de l’or, les habitants d'El Dorado parient leur survie sur quelques poussières extraites à la main, dans un enfer économique et écologique qui ne dit pas son nom.